26 janvier 2006

Des émeutes aux résonances politiques

Sociologues et historiens décryptent les violences urbaines lors de débats publics très suivis.

Par Jacky DURAND
jeudi 26 janvier 2006


Depuis lundi, l'amphithéâtre de l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) est comble chaque soir (1). Etudiants, chercheurs, travailleurs sociaux, militants associatifs et politiques se pressent sur les gradins pour une semaine de conférences-débats sur les émeutes de novembre. Un tel engouement a semble-t-il un peu surpris ­ agréablement ­ les organisateurs. Sous le titre «Penser la crise des banlieues : que peuvent les sciences sociales ?», des philosophes, des sociologues, des historiens confrontent leur savoir et leurs recherches à un public en demande d'analyses et de discussions ­ parfois rugueuses ­ après les commentaires à chaud de novembre.

Actes politiques. Comprendre les émeutes à la lumière d'événements survenus aux Etats-Unis dans les années 60 et plus récemment en Argentine, c'était, mardi soir, le thème retenu sous l'intitulé «Quartier populaire, espace de protestation». Denis Merklen, sociologue et professeur à l'université Paris-VII, a décrit l'émergence en Argentine à partir des années 80 de nouvelles classes populaires qui ont décroché du salariat, qui ont inventé de nouveaux modes d'action. «En Argentine, on a mis vingt ans à reconnaître du "politique" dans les actions de ces classes populaires comme l'occupation de terres agricoles, les barrages sur les routes.» Pour le sociologue, qui travaille de part et d'autre de l'Atlantique, la mobilisation de novembre en France «a réuni des actes politiques. Parfois, brûler des voitures relève du politique tout comme qualifier celui qui le fait de "délinquant" constitue un acte de disqualification politique». Denis Merklen écarte l'idée d'un «repli communautaire» dans la révolte des jeunes en novembre, mais évoque en revanche des messages directement adressés aux politiques. «Par le feu et la pierre, les classes populaires ont discuté, parlé à la télévision. Elles ont donné à voir en ce qu'elles sont des personnes politiques.»

Pap Ndiaye, historien des Etats-Unis, a rappelé que plus de 200 personnes avaient été tuées et plus de 7 000 autres blessées dans ce pays lors d'émeutes survenues entre 1964 et 1968. «On voit tout de suite la différence des niveaux de violences entre ce qui s'est passé aux Etats-Unis et en France, mais cela ne doit surtout pas nous empêcher de réfléchir sur les similitudes.» Ainsi, les conclusions des commissions nommées dans les années 60 par les autorités américaines pour plancher sur les émeutes trouvent une résonance aiguë dans le discours politique français actuel. Bien avant les «sauvageons» stigmatisés par Jean-Pierre Chevènement quand il était ministre de l'Intérieur, l'Amérique parlait de «sauvages juniors» et présentait les émeutiers comme des «éléments criminels vivant en marge du ghetto».

Réponse policière. «L'analyse de la pauvreté mettait déjà l'accent sur les familles monoparentales, les grossesses des mineures, explique Pap Ndiaye. Ce thème de la famille "anormale" est réapparu récemment en France avec le thème de la polygamie comme facteur de violences.» La première commission d'enquête sur les émeutes américaines préconisait «plus de policiers» et «une justice plus dure». Près de quarante ans avant Sarkozy.

(1) 105, bd Raspail, 75006 Paris. Accueil à 19 h 45 avec début des séances à 20 heures. Sauf samedi à 10 heures.

http://www.liberation.fr/page.php?Article=354192

09 janvier 2006

Penser "la crise des banlieues": que peuvent les sciences sociales

La présidente de l'EHESS organise une manifestation, qui après le premier moment de commentaire à chaud de l'événement, marque la volonté de l'EHESS de contribuer à établir une véritable circulation d'idées entre les acteurs sociaux et les chercheurs en sciences sociales. Un dialogue ouvert au plus large public. Elle a donc opté pour un cycle d'enseignements et de débats, annoncés sous le titre :

Penser la "crise de banlieues" : que peuvent les sciences sociales ?

Thèmes abordés :
- Une société inégalitaire
- Le quartier populaire, espace de protestation
- Le modèle républicain confronté aux discriminations
- Rupture du lien social : l'école à l'épreuve
- Crise des banlieues/crise française?
- La crise des banlieues comme problème pour les sciences sociales.
Je suis inscrit aux deux sessions signalées en "gras"

Cette manifestation se déroulera à Paris, tous les soirs (de 20h à 22h) de la semaine du 23 au 28 janvier 2006.

Cadrage problématique...

"L'émergence du "problème des banlieues" depuis une dizaine d'années apparaît d'abord comme un fait de langue. Dans la longue série des mots de la ville qui ont pour fonction de désigner les territoires de la stigmatisation sociale et d'énoncer un état de la "question urbaine", il s'agit d'une innovation. Il ne serait pas inutile de localiser les origines de cet usage dans l'espace social, d'examiner comment il est repris par certains locuteurs et contesté par d'autres, bref de l'analyser comme l'indice d'une (très vive) lutte de classement. D'autres termes, notons-le, sont en concurrence, dont l'histoire est toute autre: "cités" emprunte aux "cités ouvrières" de la fin du XIXe siècle, mais aussi au vocabulaire historisant d'un Marcel Poëte (qui a lu Fustel de Coulange) et, plus généralement, des urbanistes des années 1910 et 1920; "les quartiers", dans certaines villes françaises, dit autrement la même chose. Et comment parlera-t-on désormais des "banlieues résidentielles" vantées par les promoteurs immobiliers des années 1960 et 1970 ? Voilà un argument, peut-être, pour passer des excursions étymologiques sur un mot qui nous soucie à un travail plus méthodique sur les systèmes classificatoires inscrits dans le langage."


in LA VILLE A TRAVERS SES MOTS de Christian Topalov et Jean-Charles Depaule