20 décembre 2005

La dispersion des points de vue

Dans son livre « Zones », Jean Rolin part à l’a-venture de la banlieue en logeant dans des hôtels de différentes villes autour de Paris. Chaque jour, il décrit des scènes de la vie quotidienne, donne des impressions, tantôt sur un ton plutôt laconique, tantôt sur un ton plus passionné. L’auteur semble se fondre dans un tissu urbain qui resterait inextricable s’il ne livrait pas des noms qui, d’une manière incantatoire, invoquent des cités connues. Le mouvement de sa description, au rythme de son observation détaillée, fait advenir à la représentation du lecteur toute la vie quotidienne dans sa réalité immédiate. Proche de la chronique, son texte se construit au fil d’une continuité scénique dont l’éventualité de la fin n’a pas plus de sens que l’arbitraire de son commencement. Chaque situation surgit puis disparaît, chaque vision de la ville se veut conforme à une réalité qui advient, qui marque, qui capte et qui s’évanouit ensuite dans la nuit des temps. « Qu’est-ce qui peut conduire un homme sain d’esprit à descendre d’un autobus de la Petite Ceinture à hauteur de l’arrêt Pont-National ? »1 C’est à partir d’un jeu de la contingence et de la détermination que l’écrivain crée les conditions d’expectative de son regard. Cette mise à disposition rend possible la singularité de l’émergence des événements les plus anodins. Et la curiosité ne vient plus de l’énigme cultivée, recherchée comme ce qui n’est jamais donné à voir, mais de la réplication elle-même de la vie urbaine. La ville n’est plus le décor d’une multitude de scènes incongrues, elle offre sa propre existence morphologique dans la banalité rendue singulière de scènes quotidiennes qui n’auraient guère d’intérêt si elles n’étaient point l’objet du regard flâneur.

Est-ce dire que la banlieue, surtout quand elle est appelée « zone », devient territoire de l’informe ? Pour un Parisien du « ventre de Paris », tel que je suis, la sortie hors de l’enceinte que forme le périphérique demeure une épreuve. Il est plus aisé de prendre le train pour aller dans une autre ville. Tel est le stéréotype immuable de l’habitant du centre. Il ne s’agit pas d’une répulsion à l’égard du « banlieusard » mais d’une véritable incompréhension. Comment peut-on survivre dans un univers de tours ou de pavillons ? Il est indéniable que là-bas, il se passe de l’histoire, qu’il y a de la beauté, que la vie est pleine d’aventures. Tout cela n’existe qu’en conservant le point de vue d’un « ailleurs ». Par contre, l’écrivain de la banlieue, celui qui vit dans l’univers des cités, ne joue pas avec cette position d’un décentrement. Son écriture est liée à la singularité attachante du territoire lui-même, de ce qui se vit là, aux antipodes d’un quelconque centre historique.

Mais l’opposition traditionnelle entre le centre et la périphérie n’est plus aussi déterminante quand les mégapoles deviennent elles-mêmes de gigantesques banlieues. La « ville générique », telle qu’elle est décrite par Rem Koolhaas, serait ainsi la ville qui s’auto-reproduit sans état d’âme, sans le moindre souci d’une singularité qui lui serait propre, la ville qui naît et renaît en fonction des nécessités et des contingences, la ville qui génère de manière objective, pragmatique, sa propre morphologie. Ce serait aussi la ville qui crée son propre passé, sa propre histoire au fil du temps, sans se soucier des traces qui symboliseraient son devenir, en produisant les démolitions sans la moindre nostalgie. La ville auto et métamorphique. Point n’est alors besoin d’avoir un quelconque souci esthétique puisque les villes génériques, par leur similarité même, imposent leur propre configuration comme une esthétique sans critères, sans repères, délivrée de toute quête de singularité. La périphérie urbaine devient un modèle unique, territoire informe de tous les artéfacts possibles, y compris de ceux qui auront pour fonction de rappeler ce que pouvait être la cité d’autrefois.

La ville ne forme plus une totalité organique lorsque sa « densité propre » a éclaté. On pourrait prendre comme repère de cette rupture la manière dont a changé l’intérêt que suscite pour le regard l’entrée dans une ville. Le passage de la campagne à la ville est devenu plus brutal, à cause des innombrables bâtiments commerciaux construits dans les périphéries. Dans son livre La forme d’une ville, Julien Gracq écrit : « L’approche d’une ville a toujours été pour moi une occasion de vive attention aux changements progressifs du paysage qui l’annoncent. Je guette, spécialement si j’y parviens par le train, les premiers signes d’infiltration de la campagne par les digitations du noyau urbain, et, s’il s’agit d’une ville où j’aime vivre, il arrive que je les tienne pour le geste d’accueil que vous adresse de loin une main levée sur un seuil amical. »2 Une telle vision de l’entrée en ville correspond déjà à une autre époque parce qu’elle semble signifier toute la douceur et la lenteur de l’infiltration de la vie urbaine dans la campagne. La « densité propre » de la ville s’appréhende désormais à partir de son expansion périphérique qui tend à l’absorption du centre.

Le centre devient lui-même un artefact tellement il est bien conservé. Sa préservation monumentale en fait un symbole pétrifiant. Il n’est plus le lieu à partir duquel les banlieues se sont multipliées, il devient le bastion d’un passé révolu. C’est la périphérie elle-même qui fait du centre le lieu aveugle de l’agglomération. Comparable à un grand musée, le centre historique pourrait, dans les temps futurs, devenir le cimetière d’une cité disparue. Parfois, dans certaines banlieues, des tentatives de reconstitution patrimoniale du centre ont pour fonction de redonner une apparente homogénéité à un espace urbain trop indéterminé, en recréant de cette manière une image symbolique de la ville à partir de son passé dont il ne reste guère de traces. L’enjeu politique est-il de montrer aux habitants d’un territoire périphérique qu’ils peuvent eux aussi disposer d’un espace muséal en souvenir du passé historique de leur ville ? Le retour d’une représentation de la « banlieue » d’antan, réalisé à partir de quelques éléments plus ou moins monumentaux, est un artifice conventionnel pour la recomposition du « paysage urbain ». Face à la virulence de l’immédiateté de la vie quotidienne, face à la fébrilité des flux d’une population happée par l’attraction vertigineuse de la consommation, faut-il croire que seuls les sanctuaires patrimoniaux pourront, comme des paradis artificiels, restituer une singularité territoriale plus puissante que les effets morbides d’une nostalgie factice ?

Il existe des villes qui n’ont pas de centre. La plus célèbre du monde est Tokyo. Quand on dit que Tokyo représente le désordre urbain, on peut penser que l’agglomération s’est développée sans obéir à un plan d’urbanisme global. Tokyo est le paradis des architectes puisque les projets les plus hétéroclites ont pu y être réalisés. On sait aussi que l’ordre et le désordre ne font qu’un, et que le désordre tend presque naturellement vers une configuration de l’ordre. Pour l’étranger, la ville de Tokyo offre une multitude de signes et d’images dont la relative incompréhension stimule la perception. L’étranger est contraint, pour ne pas se perdre, de construire lui-même ses repères, d’organiser sa propre lecture de la ville tout en éprouvant un effet constant d’altérité radicale. La représentation des lieux advient toujours d’une manière fragmentaire, par la reconnaissance d’éléments visuels qui semblent définir une infime portion d’espace. Trouver l’endroit exact où l’on va consiste à repérer « ce qui est à côté ». On se déplace à la périphérie du lieu à rejoindre sans devoir penser que celui-ci est au centre. Ainsi, il n’y a pas, à proprement parler, de banlieue possible.

Certaines villes en France, de très anciennes cités, semblent avoir perdu leur centre. Ainsi en est-il de Saint-Dizier en Haute-Marne. A l’extrémité de la rue principale, l’entrée dans le Vert Bois (nom du territoire où furent construits, au lendemain de la guerre, de grands ensembles) est rendue solennelle par un porche gigantesque conçu au milieu d’une barre en arc de cercle qui indique « le passage à la périphérie ». Au centre de la place, une église gothique demeure presque inaccessible aux piétons à cause de la circulation giratoire des véhicules. Cette église gothique, qui fait partie de la ville, produit encore un effet de centre surréel. Elle aurait pu se trouver ceinturée par des immeubles et les véhicules auraient alors accédé à la place en passant sous plusieurs porches. L’effet de surélévation de la barre en arc de cercle est provoqué par un remblai qui, du même coup, produit la représentation d’un enfoncement de l’église dans la terre. Cette barre en arc de cercle, qui annonce l’entrée dans la périphérie du Vert Bois, demeure visible de loin, depuis la place de l’Hôtel de Ville, comme si l’idée même de périphérie ne faisait pas vraiment sens. Doit-on penser que la ville manque d’unité, de densité, parce qu’elle s’est étendue au-delà de ses remparts détruits ou qu’au contraire, une nouvelle unité existe parce qu’il n’y a ni centre ni périphérie ? L’homogénéité apparente de l’espace urbain peut tenir à cette surprenante interpénétration entre un centre qui n’en est pas un et une périphérie qui serait déjà presque au centre.

Dans les manières de percevoir la ville, le phénomène de décentrement des points de vue ne dépend pas exclusivement de la représentation d’un centre. L’ailleurs n’est pas identique à l’excentré, il demeure inhérent aux visions que provoquent les fragments de l’espace urbain. Tantôt le centre est nulle part ailleurs que là où l’on se trouve, tantôt il disparaît avec la perte des limites territoriales qu’entraîne l’aventure de la déambulation. On peut alors se demander si, dans un avenir proche, le centre transformé en sanctuaire patrimonial ne deviendra pas le chancre de la périphérie qui l’aura absorbé. Un chancre magnifié comme le symbole kitsch des cités d’antan.

Quand on parle des territoires sans nom, de ces « non-lieux », de ces agglomérations sans âme et sans identité, on commet l’erreur de penser que seule la ville traditionnelle, avec son passé, avec son histoire, serait en mesure d’offrir une puissance symbolique aux images parce que les signes distribués sont eux-mêmes déjà des symboles. La ville tentaculaire, celle qui semble s’éloigner de nos représentations usuelles de la cité – souvent consacrées par le mythe de l’agora grecque – se présente plus que jamais comme un territoire d’appropriation forcenée. On veut faire entrer les enfants désœuvrés des banlieues dans un cadre institutionnel qui les conduirait à leur intégration culturelle et politique, mais ces mêmes enfants savent jouir de leurs « terrains d’aventure », de ces espaces indéterminés où s’accumulent tant de déchets urbains. Encore trop obsédé par l’opposition « mentale » entre le centre et la périphérie, on accepte mal l’idée que cette puissance d’appropriation de la ville a déjà lieu dans la violence quotidienne de la vie périurbaine.

Le pouvoir politique exercé sur la ville s’est exprimé, depuis un certain temps déjà, grâce à une hystérie du logotype. L’enjeu le plus évident est d’imposer une image unificatrice de la ville elle-même sous la forme du symbole suprême. On dit d’ailleurs : « c’est la ville de… » en ajoutant soit le nom du maire, soit les référentiels culturels ou économiques qui devraient représenter le tout de la ville. Cette stratégie de communication permet d’animer une concurrence entre les villes en affichant le signe fédérateur d’une identité culturelle et politique. Cet usage du logotype s’accomplit dans un état d’esprit qui conforte l’ordre imposé par la signalétique. Il s’agit de faire fusionner le signal et le symbole ou de donner au symbole le pouvoir d’un signal capteur de l’ensemble des représentations possibles. La volonté manifeste est de produire une image de marque de la ville, comme si la ville n’avait pas la capacité de faire naître la singularité indéfinie des images qui lui sont propres. La caractéristique du logotype est de subsumer l’ensemble des images en rendant la ville représentable.

* Sociologue, chargé de recherche au CNRS (Laios) Paris.
(1) Jean Rolain, Zones, p. 69, Gallimard, Paris 1993.
(2) Julien Gracq, idem, p. 182.

19 décembre 2005

Mouvements urbains

"Moi ce qui me plaît chez les filles, c’est la banlieue" – Léo Ferré

La banlieue, donc la mise au ban. Les quartiers à problèmes. Les cités en difficultés. Voilà la vraie banlieue. A Neuilly, on ne vit pas en banlieue, tandis qu’à Sarcelles on y est en plein et des deux pieds. La périphérie peut avoir des attraits. Un certain lointain vous isole du tout venant : de ces centres trop bruyants où n’importe qui se mêle à n’importe qui. Etre en dehors du cercle peut avoir son charme : on vit à distance et surtout entre soi. Tandis que dans les banlieues, forcément à problèmes, les gens vivent sous pression : ils n’y sont plus qu’entre eux. On y est les uns sur les autres, entassés, et relégués. La vraie banlieue, c’est les endroits où l’on n’a pas à aller sauf si on y habite. Pas d’attractions dans ces coins-là. Pas de traversées non plus. Les bus y trouvent éventuellement leur terminus. Et les gosses se parlent sur la chaussée sans être dérangés. Les voitures des gens d’ailleurs passent peu. Il faut qu’un type se soit perdu pour venir y faire un demi-tour. Oui, mais il faut se méfier des images qui circulent sur la banlieue et qui font croire qu’elle ne serait rien d’autre que celles qu’on en fabrique : un monde paumé et retardataire, une zone de sous-développement, un accroc dans la nappe urbaine. Autrefois, l’idée de la guinguette, un air d’accordéon, un bord de l’eau et du vin blanc, donnaient à penser que la banlieue pouvait avoir ses charmes. Au-jourd’hui, avec ses survêtements Lacoste, ses Nike aux pieds et son break – d’autres clichés –, la jeunesse défavorisée n’aurait même plus l’élégance des figurants subalternes des vieux films. « Tout fout le camp » : la banlieue n’est même plus populaire. Elle devient « la » violence.

Des morceaux de territoire tout en dérive… Parfois, on se rassure quand même : il n’y a pas que du mauvais dans ces cités-poubelles. A la télévision, le jeune Mohamed est venu dire des choses très sensées, avec un sourire très sympathique… Consternation angoissée ou condescendance. Ou les deux. Ainsi peut-on, très « chrétiennement », comparer l’exclu de la modernité et le miséreux des pays surexploités. Mmmm ? Mais il n’est pas certain que la ville, dont les rues piétonnières font partout passer devant les mêmes marques de vêtements et de chaussures, donne plus de cohérence à nos habitats. Il n’est pas certain que la façade rénovée, que la statue restaurée de St Machin ou que l’éclairage artistique fournissent plus de lien ou de liant aux interactions urbaines. Il n’est pas sûr que notre habitation doive s’organiser comme on est censé ranger son petit intérieur. La ville, c’est d’abord de l’extériorité. Et ce que le monde urbain fait arriver dans le modèle obsolète de la ville-village, c’est une tout autre aventure que celle de la centralité comme ordre et comme logique. La planification réactionnaire voudrait figer le décor, alors que le monde urbain, comme la vie même, est mouvement : métissage et imprévisibilité1.

L’analyse que faisait Louis-Vincent Thomas, dans des récits de science-fiction, de la violence meurtrière dans (et de) la ville (les deux formes étant, bien entendu, liées) rompt avec l’idée d’un monde ordonné, rationnel, « bâti » pour le bien et le bonheur de tous. Quelles que soient les formes de la destruction – que la ville tue ou se tue, qu’elle emprisonne, dévore, s’auto-dévore ou qu’elle semble se programmer pour annihiler tout effort constructif – la ville apparaît comme une force entêtante, grisante, séductrice et mortifère2. Ce sont des personnages urbains qui incarnent l’omnipotence d’un système qui tue. Mais la ville peut aussi se personnifier. Elle devient entité autonome, capable d’agir sur elle-même et ceux qui vivent « en elle ». Ogresse et robotique, elle diffuse sa programmation cannibalique, incestueuse et meurtrière. Dans ces récits, la ville n’est plus rien d’autre que la société elle-même, et c’est bien cette coïncidence qui signe sa folie.

A force de vouloir fabriquer la continuité idéale de soi avec soi et de soi avec le monde par la médiation d’une ville qui serait déjà l’individu et le monde, c’est la disjonction qui opère. L’individu disjoncté est moins soumis à l’emprise d’une définition que « délivré » de tout travail d’élaboration symbolique de ce qui le lie à lui-même et à autrui.

Il devient ce qu’il est dans le projet de sa propre coïncidence à lui-même et de son adhésion au monde qui l’englobe. La « délivrance » de toute division et la production du confort de vivre conduisent à la survie la plus absurde de l’être « désolé » (Hanna Arendt). Le pouvoir, peut-on dire, disparaît du champ de vision : il est ailleurs, replié, à distance et donc il n’est plus question d’une mise en scène charismatique de la domination. Mais aussi il est partout en ce qu’il habite l’existence la plus déréglée. Il serait insuffisant de dire que la vie est « déshumanisée » : c’est la vie elle-même qui disparaît. Elle n’est plus qu’une survie, un attachement au monde ou à ce qui reste de lui. L’individu survit biologiquement, mais sous dépendance d’un monde qui le « conserve » avec indifférence.

Michel de Certeau3 montrait que la volonté planificatrice, ignorante des corps marchant et des espaces pratiqués, produit une vision surhumaine – le monde se voit de loin, en sa petitesse et ses façons microbiennes. Elle isole du fracas urbain, des coude à coude et des corps à corps. A l’érotique des passages et des regards, elle substitue la hauteur de vue, générant une excitation typique : celle de qui « se voit voir »4, à la fois pris par ce qui se démontre et dédoublé de son propre corps. Cet envol, cette manière de s’envoyer en l’air, cette jouissance sans caresses ni cris, disent le destin d’un monde où le corps de la femme et de l’homme ne vaut plus comme écart et altérité, mais comme l’équipement naturel d’une ville qui à la fois s’incorpore et qui décorpore. On peut alors s’interroger sur la volonté d’humaniser la ville, de retrouver des « échelles humaines » luttant contre le développement incontrôlé d’un monde urbain qui menacerait nos repères. D’une part, une telle « lutte » ne combat en rien la logique économique qui génère la mise au ban. D’autre part, elle attaque l’imprévisibilité qui accompagne, avec leurs contradictions et leurs conflits, la ville vécue, les pratiques de l’urbain. A l’unification s’oppose l’instable, comme au régime de l’identité s’oppose l’altérité de soi. Plus qu’à la diversité, la ville concrète met aux prises avec l’inconnu. Non pas un inconnu extérieur, mais celui qui relève de cette extériorité déjà présente dans le quotidien en apparence le moins inquiétant.

Les récits de science-fiction disent l’omnipotence d’un système qui exploite et qui tue ; ils montrent la réduction de l’être à l’insignifiant ou au déchet ; ils révèlent encore un appétit trouble : celui de vivre la déréliction comme l’occasion d’une perte plus souhaitable qu’insécurisante. La ville inhumaine est le produit d’un système hyper-rationnel où la verticalité, la bureaucratie et la pollution manipulent les corps, annihilent le désir, astreignent à la « dystopie »5. Mais si la critique est menée d’un rationalisme planificateur qui étouffe la vie, c’est aussi le danger même de cet étouffement qui ouvre sur d’autres perspectives que celles de la survie absurde ou de la mort. A propos des flots et des flux urbains, Alain Médam écrit qu’on peut être « Dessaisi de soi tant on est saisi par cette grande étrangeté submergeante, tourmentante. » Et il ajoute : « Alors, tant qu’à s’enfoncer, on tente de se rendre vers le foyer des villes, là où les concentrations sont les plus fortes, les pressions les plus violentes. Vers leurs creusets fiévreux. Et ce que l’on cherche alors, semble-t-il, se brûlant, c’est moins l’autre dans la ville, que celle-ci comme altérité ; comme énigmatique inconnue. »6.

Si la science-fiction nous éclaire, c’est sans doute sur la production d’une humanité enclose, sans rapport à l’extériorité. Thomas le précise : « l’habitant de la ville close ne se définit que comme objet incorporé aux structures de la ville et non comme sujet confronté avec le monde. »7. Telle serait la « banlieusardisation » sinistre de la société dite « moderne ». Mais si la science-fiction peut aussi nous plaire, c’est parce qu’elle redonne acte, en montrant l’écrasement même de la subjectivité, à l’écart qui l’oblige et à l’extériorité avec laquelle nos parcours nous conduisent à jouer. Le dédoublement catastrophique dont parlent des récits « pessimistes » ne saurait occulter la pratique d’un décalage qui n’est pas ce problème à quoi il faudrait porter remède. Dans les parcours ordinaires qui ne sont pas que promenades d’après sieste de l’être autosatisfait se jouent des déplacements. Voilà l’autre face d’une banlieue qui n’est pas celle des relégués, mais la dimension même du monde urbain. Ambigu, capable du meilleur comme du pire, il est ce monde d’images, d’inquiétudes, de rencontres, d’attirances et de repoussements, de visions et de mouvements que nous avons à vivre. Que nous avons à faire.

* Sociologue, auteur de nombreux ouvrages dont La Pornographie et ses images (Ed. Press-Pocket, 2001) et Le Deuil impossible (Ed. Eshel, 2001, en collaboration avec Henri-Pierre Jeudy).
(1) Voir Alain Médam Labyrinthe des rencontres, Québec, Fidès, 2002, p. 74.
(2) Louis-Vincent Thomas Civilisation et divagations, Paris, Payot, 1979.
(3) Voir Michel de Certeau L’Invention du quotidien, Paris, UGE, 1980, p. 172-173.
(4) Je renvoie à mon ouvrage La Pornographie et ses images, Paris, Press-Pocket, 2001, p. 218.(5) Voir Louis-Vincent Thomas Anthropologie des obsessions, Paris, L’Harmattan, 1988, p. 35, note 11 : « Le topique, c’est ici la désignation de ce qui est à sa place ; l’utopique, ce qui n’existe nulle part, n’a pas de lieu ; le dystopique, ce qui n’est plus à sa place. »
(6) Alain Médam, op. cit., p. 50.(7) Louis-Vincent Thomas, Civilisation et divagations, op. cit., p. 225.

16 décembre 2005

Ca vaulx le détour...

Education
Doisneau, la vitrine studieuse de Vaulx. Ce lycée de la banlieue lyonnaise parvient, avec succès, à compenser les difficultés sociales.
Par Olivier BERTRAND, vendredi 16 décembre 2005
Lyon de notre correspondant

Le lycée Doisneau de Vaulx-en-Velin ressemble à cet établissement idéal, dont on parle ces jours-ci pour la Seine-Saint-Denis. Il rassemble des professeurs motivés, des moyens importants et de «bonnes pratiques», pour permettre à des élèves issus de quartiers populaires de compenser les écueils qui se dressent sur leur route scolaire. Doisneau fonctionne depuis dix ans. Et expédie désormais, chaque année, quelques-uns de ses bacheliers vers des classes préparatoires et de grandes écoles. Il a signé des conventions avec Sciences-Po à Paris et avec l'Insa (école d'ingénieurs) de Lyon, et fêté il y a deux ans sa première mention très bien. Sa proviseure, Chris Laroche (1), s'arrange pour le faire savoir. La «vitrine médiatique» l'aide à rassurer parents et élèves. Mais elle refuse «l'étiquette d'un lycée pour fils de pauvres performants». Sa stratégie ? Chercher des moyens spécifiques, mais normaliser le lycée.

Rigueur. Bien que situé dans une ville comptant «40 % de chômeurs et 65 % de logements sociaux», Doisneau a refusé le classement en zone d'éducation prioritaire (ZEP). Au lieu de cela, il signe des conventions triennales pour avoir des dotations supplémentaires, sur des objectifs précis. Ainsi, le dernier contrat mettait l'accent sur l'absentéisme et le fort taux de redoublement en seconde. Depuis, les surveillants contactent systématiquement les parents dès la première heure d'absence. Et les secondes ne dépassent plus trente élèves par classe, avec deux professeurs tuteurs.

Le lycée cultive la rigueur, et suit ses lycéens de près. L'ambiance est studieuse, les locaux spacieux, lumineux. Le centre de documentation et d'information ouvre le soir et le samedi, pour les élèves qui ne peuvent travailler chez eux. Certains ont opté pour l'internat, prévu au départ pour ceux qui intègrent les sections sportives (créées pour favoriser la mixité). Une élève redoublant sa terminale STI a ainsi préféré travailler cet été, pour financer une partie de son internat, et ne pas rater deux fois le bac.

Le lycée développe aussi des heures d'études encadrées, et vient de signer une convention avec l'université Lyon-II. Des étudiants viendront faire du tutorat, «conseiller, aider à se projeter au-delà du bac». Car le lycée veut «casser l'autocensure» de ses élèves. Les convaincre qu'à Vaulx aussi l'avenir reste ouvert, s'ils bossent. D'anciens lycéens, salariés ou poursuivant des études supérieures, viennent raconter leur parcours.

«Ambition». Le lycée tisse aussi des liens avec les parents, à qui les bulletins scolaires ne sont remis qu'en mains propres. «Nous leur expliquons qu'ils n'ont pas forcément besoin de comprendre les devoirs de leurs enfants, explique Chris Laroche. Ils doivent surtout les soutenir moralement, nous aider à leur redonner confiance en eux.»

La responsable observe «davantage d'ambition depuis les premiers reçus à Sciences-Po. Ils ont une meilleure image d'eux-mêmes et sont de plus en plus nombreux à envisager des classes préparatoires». Selon elle, aspirer les meilleurs vers des lycées d'élite ruinerait ce travail. Le lycée veut les conserver. «Mais nous ne voulons pas en faire des vedettes, recréer de l'inégalité dans le lycée. Ce qu'il faut, c'est partager les moyens, pour tirer tout le monde vers le haut. La discrimination, même positive, génère de la frustration, de la violence.»