25 août 2008

Déconstruire la parole des habitants

06 mai 2008

(Re)Penser la ville heureuse


« Penser la ville heureuse n'implique aucun angélisme ». Je relie l'idée à
Italo Calvino écrivant dans ce livre magnifique, Les Villes invisibles : « Il
faut dans l'enfer reconnaître ce qui n'est pas l'enfer et lui consacrer de
l'amour et du temps ». Dans les villes, même les plus malheureuses, il y a
toujours un lieu qui échappe au malheur - c'est la ville heureuse : le travail
consiste à le détecter et à lui redonner force. L'essentiel étant que la ville
se renouvelle à partir de ses meilleures parties et non, au contraire, que le
pire déteigne sur l'ensemble.


Renzo Piano



23 janvier 2008

Les villes portent les stigmates des passages du temps, occasionnellement les promesses d'époques futures


Des plans «banlieue», Vaulx-en-Velin en avait vu défiler quelques-uns avant celui présenté hier par la secrétaire d’Etat à la ville, Fadela Amara, (lire page 10). Petit bourg agricole du Rhône à l’est de Lyon, Vaulx s’est transformé en zone à urbaniser en priorité (ZUP) à la fin des années 60. Des centaines d’immeubles ont poussé dans les champs, sans le moindre centre-ville. Depuis, la commune a appliqué tous les dispositifs successifs de la politique de la ville. Des moyens importants et des procédures dérogatoires pour ramener dans le droit commun les quartiers en difficulté. Vaulx et ses 40 000 habitants en ont plutôt profité.

Le maire actuel, Maurice Charrier (apparenté PCF), est arrivé avec la ZUP, en 1972. «J’ai emménagé en janvier, raconte-t-il. J’étais le premier locataire de mon immeuble, au Mas-du-Taureau. J’arrivais d’Avignon, où on avait les toilettes dans la cour. On était heureux de s’installer là.» Quelques années plus tard, en 1979, la ville inaugure pourtant les émeutes urbaines, bientôt suivie par Villeurbanne et Vénissieux, autour de Lyon. Les décideurs découvrent alors le désœuvrement des cités, les indicateurs de précarité au plus bas. La crise est passée par là, le chômage a pris ses aises. Et les classes moyennes se sont lancées en même temps dans des parcours résidentiels qui n’ont laissé dans les cités que les populations captives.
L’Etat réagit d’abord sous Raymond Barre, à la fin des années 70, avec les opérations de rénovation habitat et vie sociale (HVS). On travaille surtout le bâti, un peu l’insertion. Mais en ordre dispersé, sans mettre vraiment les moyens. «Les dispositifs ont mis très longtemps avant de comprendre que pour redresser une ville aussi enlisée il faut agir massivement et globalement, en pesant sur tous les facteurs à la fois», résume Saïd Yahiaoui, ancien secrétaire général de la mairie de Vaulx-en-Velin, qui enseigne aujourd’hui à Sciences-Po. Dans les années 80, la gauche lance les zones d’éducation prioritaire (ZEP), le développement social des quartiers (DSQ), la délégation interministérielle à la ville (DIV), etc. L’accent est toujours mis sur l’habitat. Michel Rocard promet de réparer les boîtes aux lettres. Comme aujourd’hui Fadela Amara de ramener «le beau» dans les cités.

Un vaste chantier

Vaulx-en-Velin profite des moyens débloqués pour refaire le cœur du Mas-du-Taureau, le plus gros quartier de la ville. Un centre commercial tout neuf est inauguré en octobre 1990 par Michel Noir, président de la communauté urbaine. Quelques jours plus tard, un jeune meurt dans une collision avec une voiture de police, la ville s’embrase, le centre flambe. «Nous avons réalisé que la dimension réseau, le lien social, n’existait plus, explique Saïd Yahiaoui, qui était alors à la mairie. L’Eglise, les syndicalistes, les politiques, tout ce qui structurait la cité avait disparu.» L’architecte Roland Castro estimait hier, au cours d’une table ronde à Vaulx, qu’il aurait alors surtout fallu donner le droit de vote à tous les immigrés aux scrutins locaux, «mesure civilisationnelle indispensable pour associer tout le monde aux transformations».

Après les émeutes de 1990, François Mitterrand vient dans l’agglomération lyonnaise annoncer l’arrivée d’un premier ministre de la Ville, Michel Delebarre. Suit une loi d’orientation pour la ville (LOV), annoncée, déjà, comme un grand plan pour la banlieue. Elle reprend en réalité l’essentiel des dispositifs existants et ajoute une mesure importante, la dotation de solidarité urbaine (DSU), qui instaure une péréquation entre communes pauvres et communes riches.

Vaulx-en-Velin entame alors un vaste chantier. La ville a décidé d’une stratégie. Concentrer ses efforts sur la construction d’un centre-ville qui n’a jamais existé, puis refaire à partir de là le reste de la ville. Pour inverser une spirale négative, elle veut diversifier l’habitat et peser sur tous les autres facteurs en même temps. «Nous avions un projet global, résume Maurice Charrier. Nous voulions viser une plus grande mixité, développer les transports en commun, travailler sur la santé, le sport, la sécurité, l’éducation, l’accès à l’emploi, etc. Pour cela, il a fallu développer des partenariats avec les collectivités et les administrations.» La communauté urbaine de Lyon participe alors, finance les mêmes matériaux dans le centre de Vaulx que dans celui de Lyon.

Cette dimension intercommunale joue un rôle important depuis quinze ans pour rééquilibrer progressivement l’agglomération lyonnaise. Vaulx-en-Velin récupère de grands équipements. L’Ecole nationale des travaux publics, l’école d’architecture, un planétarium… Puis, en 1996, le pacte de relance pour la ville du gouvernement Juppé valide la stratégie mise en place dans des villes comme Vaulx ou Roubaix. «Vaulx-en-Velin a inventé la politique de la ville», estimait hier à Vaulx l’architecte Roland Castro. «On fait alors un bond qualitatif», raconte Maurice Charrier. L’Etat lance les grands projets urbains (GPU), pour concentrer les moyens sur une cinquantaine de quartiers, en pesant sur tous les leviers. Il lance également les zones franches urbaines, que Fadela Amara se propose d’étendre aujourd’hui. Vaulx-en-Velin en profite. Ses pépinières d’entreprises sont aujourd’hui dynamiques.

L’arrivée des classes moyennes

Dans ces années 90, l’Etat innove et se réforme dans les quartiers en difficulté. Des procédures dérogatoires limitent les blocages administratifs ; les administrations tentent des expériences nouvelles. A Vaulx, par exemple, une juge d’application des peines travaille avec une commissaire de police et une enseignante pour expliquer le droit dans la cité. Mais la plupart de ces innovations restent expérimentales. Elles ne passeront pas dans le droit commun.

En revanche, les dispositifs s’empilent, la politique de la ville s’opacifie, chaque gouvernement apportant sa couche pour rendre l’action plus précise. Revenant au pouvoir en 1997, la gauche prolonge la politique d’Eric Raoult, transforme simplement les GPU en GPV. Cette continuité est présentée comme un nouveau plan. Mais le vrai changement arrive avec la police de proximité, et surtout les emplois jeunes. «L’effet a été énorme, se souvient Saïd Yahiaoui. A Vaulx, nous avons embauché pour cinq ans 75 jeunes, pris en charge à 75 % par l’Etat. Quelle aubaine ! Cela a permis d’intégrer dans les collectivités des gens qui n’avaient pas accès aux concours. Ils ont été formés, suivis, la moitié d’entre eux sont restés, et la mairie est un peu plus à l’image de la ville.» Les établissements scolaires et les associations profitent alors de cette présence accrue d’adultes. Leur disparition n’en sera que plus rudement ressentie. «Aujourd’hui, plutôt que d’entendre parler d’un plan contre la glandouille, nous aimerions retrouver les moyens de soutenir l’accompagnement scolaire», dénonce ainsi Hélène Geoffroy, adjointe socialiste et candidate aux prochaines municipales. De la même façon, elle relève que l’Etat engage un plan pour l’emploi, mais a refusé de construire dans l’Est lyonnais une Maison pour l’emploi regroupant tous les services, comme cela existe dans le centre et l’ouest de Lyon.

Avec le recul, le maire, Maurice Charrier, estime que les politiques de la ville successives se sont inscrites dans la continuité malgré les annonces régulières de «plans Marshall». Il s’en réjouit. «La réussite de ces politiques dépend surtout des moyens et du temps qui leur est laissé pour faire sentir leurs effets.» La seule rupture, «idéologique» selon lui, serait venue en 2002 avec la fin de la police de proximité et des emplois jeunes. «Certains élus comme Nicolas Sarkozy ou Patrick Devedjian ne comprenaient rien à ce qui était engagé dans nos territoires.» La création de l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU) poursuit cependant le travail engagé, simplifie un peu les procédures et regroupe les financements pour continuer les opérations de renouvellement engagées. Vaulx-en-Velin y trouve les fonds nécessaires pour le chantier qui sera le plus lourd : réhabiliter le Mas-du-Taureau, 200 millions d’euros pour 500 logements.

Plus qu’un plan, Vaulx réclame désormais du temps, et des moyens encore soutenus. La ville veut refaire les derniers quartiers, attirer le tramway pour achever le désenclavement. Signe des temps, l’un des débats des prochaines municipales concerne l’arrivée des classes moyennes. Une partie des habitants craint que la hausse du foncier ne fasse perdre à terme à la ville son caractère populaire. Saïd Yahiaoui, l’ancien secrétaire général, confirme l’inquiétude mais estime que la ville est désormais sur la bonne pente. «Aujourd’hui, remarque-t-il, on a du mal à se garer dans le centre, on peut s’y asseoir en terrasse, et le prix des terrains monte. C’est le signe que Vaulx est devenue une vraie ville.»
OLIVIER BERTRAND, (c) Libération: mercredi 23 janvier 2008

24 février 2006

Bibliographie consultée (Février 06)

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Philosophie :

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ARISTOTE, Rhétorique, tr. par M. Dufour, Paris, Les Belles Lettres, 3 vol., 1991 et 2000
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FOUCAULT M., les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966
LACAN J., Écrits, Paris, Seuil, 1966

Sociologie :

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CASTELLS M., GODARD F., Monopolville : l'entreprise, l'État, l'urbain , Mouton, 1974
COING H., Rénovation urbaine et changement social, Éditions ouvrières, 1966
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FIJALKOW Y., La construction des îlots insalubres, L’Harmattan, 1998
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GRAFMEYER Y., I. Joseph, L’école de Chicago. Naissance de l’écologie urbaine, Editions Aubier, 1990
JOSEPH I., La Ville sans qualités, La tour d’Aigues, Editions de l'Aube, 1998
LEDRUT R., Les images de la ville, Anthropos, 1973
OSTROWETSKI S., L’imaginaire bâtisseur, Klincksieck, 1985

Politique de la ville :

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CHEVALIER G., De l’utopie à la compassion. Sociologie critique de la politique de la ville, Editions Publibook, 2004
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GAUDIN J-P., Les nouvelles politiques urbaines, PUF, Que sais-je, n°2389, 1993
LELEVRIER C., "Renouvellement urbain et cohésion sociale", Pouvoirs locaux, n°58, III/septembre 2003, pp 77-83
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Rapports sur la politique de la ville (Corpus de texte):

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Marges urbaines :

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BACHMANN C., LE GUENNEC N., Autopsie d’une émeute. Histoire exemplaire du soulèvement d’un quartier, Paris, Albin Michel, 1997
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BEGAG A., DELORME C., Quartiers sensibles, Seuil, 1994
CHEVALIER L., Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris, pendant la première moitié du XIXème siècle, Paris, LGF, 1978
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VIEILLARD-BARON H., Les banlieues, des singularités françaises aux réalités mondiales, Hachette, 2001
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VILLECHAISE A., « La banlieue sans qualités. Absence d’identité collective dans les grands ensemble », Revue Française de Sociologie, XXXVIII, 1997
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WIRTH L. (1928), Le ghetto, Grenoble, PUG, 1980

16 février 2006

«Je dois ajouter que celui qui voudrait esquisser une sémiotique de la cité devrait être à la fois sémiologue (spécialiste des signes), géographe, historien, urbaniste, architecte et probablement psychanalyste. Puisqu’il est bien évident que ce n’est pas mon cas - en fait je ne suis rien de tout cela si ce n’est, et encore à peine, sémiologue -, les réflexions que je vais vous présenter sont des réflexions d’amateur, au sens étymologique de ce mot : amateur de signes, celui qui aime les signes, amateur de villes, celui qui aime la ville. Car j’aime et la ville et les signes. Et ce double amour (qui probablement n’en fait qu’un) me pousse à croire, peut-être avec quelque présomption, en la possibilité d’une sémiotique de la cité. A quelles conditions ou plutôt avec quelles précautions et quels préliminaires une sémiotique urbaine sera-t-elle possible ? "

Roland Barthes,
in Sémiologie et Urbanisme, 1967


1. Définition du sujet

L’analyse du fait urbain est devenue, plus que jamais, complexe. Les études urbaines semblent tiraillées entre deux tendances :
- la ville, dans un premier cas, est appréhendée comme un milieu exerçant ses effets sur les phénomènes sociaux,
- à l’inverse, dans un autre cas, la ville est perçue comme le réceptacle des activités sociales.

Dans ce contexte, il m’a semblé intéressant d’appréhender la ville – et ses mutations – à travers de nouvelles grilles de lecture. Lors de ma première année de recherche, j’ai étudié le phénomène métropolitain à partir des outils spécifiques de la sémiotique (urbaine). Progressivement, le sujet de recherche a évolué afin de s’intéresser plus largement aux langages de la ville. Désormais, la proposition de recherche s’intéresse aux mots des maux de la ville dans une perspective sémiotique. Il s’agit d’étudier, en sciences sociales, le contexte d’émergence d’une sémantique urbaine.

Les principaux problèmes rencontrés dans le cadre de ce travail de recherche concernent le choix du corpus d’étude et le type d’approche privilégiée. Concernant le choix du corpus, une première délimitation a été rendue nécessaire. Le traitement médiatique du problème des banlieue parce qu’il donne lieu à un « fait de langue » spécifique a été retenu. L’approche choisie pour l’analyse des mots de la ville privilégie les sciences sociales aux sciences du langage. Ces dernières ont déjà eu l’occasion d’explorer à plusieurs reprises ce cadre problématique.

- Questionnements :
Dans quelle mesure « les mots de la ville » constituent-ils des faits de langue particuliers ?

Participent-ils aux processus de stigmatisation urbaine des territoires urbains périphériques ? Dans quelle mesure ?
Dans quel contexte se déploie le vocabulaire sur la ville ? Quelles sont les origines linguistiques et herméneutiques de ces faits de langue ?
Dans quelle mesure « les mots de la ville » participent-ils aux luttes de classement sémantiques ?
Quelle entrée privilégier, en science sociale afin d’appréhender les mots de la ville ?
Peut-on observer l’apparition (et/ou la disparition) de « mots-événements » dans le discours médiatique sur les territoires urbains stigmatisés.
Le traitement médiatique du « problème des banlieues » permet-il d’appréhender l’évolution des mots de la ville ? Participe-t-il à une nouvelle sémiotique de l’espace urbain ?

La recherche proposée présente plusieurs limites inhérentes à la spécificité du sujet. Ainsi, à l’inverse des recherches conduites sur les mots de la ville par l’UNESCO dans le cadre de son programme MOST, la problématique développée dans ce mémoire s’intéresse aux mots de la ville dans le registre linguistique de la langue française. De plus, elle se limite à l’étude analytique du lexique de la stigmatisation urbaine sans prétention d’exhaustivité.

2. Positionnement

L’analyse des mots des maux de la ville à partir des sciences sociales nécessite de mobiliser plusieurs types de notions et de concepts scientifiques. Une première approche, qu’il est possible de qualifier d’historique, entend s’appuyer sur les concepts de la sémantique urbaine. Les travaux des géographes et des sociologues, marxistes notamment (P. Georges, 1950 ; H. Lefebvre, 1967 ; C. Topalov, 2002), et des sociolinguistes (L. Mondada 2000, Bulot 2002) permettent d’appréhender la ville à travers ses mots. Ces recherches sont complétées par d’autres approches : géographiques (H. Vieillard-Baron, 2001 ; H. Rivier d’Arc, 2001), philosophiques (F. Choay, 1972) et sémiologiques (R. Fauque, 1973, B. Lamizet, 2001 ; K. Stierle, 2001).

L’étude approfondie du traitement médiatique du « problème des banlieues » a, quant à elle, nécessité une double approche. Cette dernière s’appuie, d’une part, sur les travaux de recherche des spécialistes de la question urbaine (P.-H. Chombart de Lauwe, 1982 ; A. Fourcaut, 2003 ; G. Baudin et P. Genestier, 2002, J. Donzelot, 2003 ; L. Coudroy de Lille, 2004) et, d’autre part, sur les recherches menées sur la presse écrite et les représentations des banlieues (S. Tissot, 2003 ; P. Roland, 1996).

L’approche analytique développée dans ce travail de recherche s’appuie sur la pluridisciplinarité des sciences humaines.
Le poids des sciences du langage et de la linguistique, dans cette démarche, a volontairement été amoindri afin de rendre compte de la diversité des langages urbains et de leurs évolutions. La diversité des disciplines mobilisées répond à la nécessité d’élaborer de nouvelles grilles de lecture de l’urbain et de ses territoires. Les notions d’ « espace » et de « temps » sont au cœur de la problématique des mots de la ville.

3. Méthodologie

Les outils méthodologiques mobilisés dans ce travail de recherche font appel à la sociologie, à la géographie et, dans une moindre mesure, à la linguistique (herméneutique). L’analyse de contenu textuel constitue l’outil privilégié dans l’analyse des mots de la ville. Cette dernière, mise en œuvre à partir de grille de lecture évolutives, pourra être complétée par une analyse automatique du langage (outils informatiques des sciences du langage notamment).

Les choix bibliographiques et l’élaboration du corpus de texte constituent des étapes essentielles du travail de recherche sur les mots de la ville. L’absence de terrain d’étude spatialisé constitue cependant une contrainte importante.

4. Bibliographie sélective
(Par ordre d’apparition)

GEORGE P., AGULHON M, LAVANDEYRA, L.A., Études sur la banlieue de Paris : Essais méthodologiques, Paris, Colin, 1950,
LEFEBVRE H., « Sur la notion de quartier », Cahiers de l'IAURP, n° 7, 1967
TOPALOV C., Les divisions de la ville, Paris, Collection les mots de la ville, Maison des Sciences de l’Homme, 2002
MONDADA L., Décrire la ville. La construction des savoirs urbains dans l'interaction et dans le texte. Paris, Anthropos, 2000
BULOT T., La double articulation de la spatialité urbaine : « espaces urbanisés » et « lieux de ville » en sociolinguistique, Saint-Chamas, in Marges linguistiques n°3, mai 2002, pp 91 -105
VIEILLARD-BARON H., Les banlieues, des singularités françaises aux réalités mondiales, Hachette, 2001
RIVIER D’ARC H. (dir.), Nommer les nouveaux territoires urbains, Paris, Collection les mots de la ville, Maison des Sciences de l’Homme, 2001
CHOAY F., BANHAM P., Le sens de la ville, Paris, Seuil, 1972
FAUQUE R., « Pour une nouvelle approche sémiologique de la ville, la ville constitue-t-elle un système ? », Espaces et sociétés, 1973, n° 9, pp. 15-27.
LAMIZET B., SANSON P., Les langages de la ville, Paris, Ed. Paranthèses, 1998
STIERLE K., La capitale des signes : Paris et son discours, Paris, MSH, 2001
CHOMBART DE LAUWE P.-H., « Périphérie des villes et crise de civilisation », Cahiers internationaux de sociologie, 72, 1982, pp. 5-16.
FOURCAUT Annie, avec DUFAUX Frédéric et SKOUTELSKY Rémi, Faire l’histoire des grands ensembles. Bibliographie 1950-1980, Lyon, ENS éditions, Coll. « Sociétés, espaces, temps », 2003
BAUDIN G., GENESTIER P., Banlieues à problèmes - la construction d'un problème social et d'un thème d'action publique, Paris, La Documentation Française, 2002
DONZELOT J. et al, Faire Société. La politique de la ville aux Etats-Unis et en France, Paris, éditions du Seuil, 2003
COUDROY DE LILLE L., Le « grand ensemble » et ses mots, in DUFAU F., FOURCAUT A., Le monde des grands ensembles, Paris, Créaphis, 2004
TISSOT Sylvie, « De l’emblème au “problème” (les grands ensembles à Montreuil) », Annales de la recherche urbaine, Paris, 2003, n° 93, p. 123-129.
ROLAND Patrick, L’image de la banlieue dans le quotidien «Libération» de 1981 à 1991, Maîtrise d’histoire sous la direction de FOURCAUT A., Université Paris 1-Centre d’histoire sociale du XXe siècle, 1996

26 janvier 2006

Des émeutes aux résonances politiques

Sociologues et historiens décryptent les violences urbaines lors de débats publics très suivis.

Par Jacky DURAND
jeudi 26 janvier 2006


Depuis lundi, l'amphithéâtre de l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) est comble chaque soir (1). Etudiants, chercheurs, travailleurs sociaux, militants associatifs et politiques se pressent sur les gradins pour une semaine de conférences-débats sur les émeutes de novembre. Un tel engouement a semble-t-il un peu surpris ­ agréablement ­ les organisateurs. Sous le titre «Penser la crise des banlieues : que peuvent les sciences sociales ?», des philosophes, des sociologues, des historiens confrontent leur savoir et leurs recherches à un public en demande d'analyses et de discussions ­ parfois rugueuses ­ après les commentaires à chaud de novembre.

Actes politiques. Comprendre les émeutes à la lumière d'événements survenus aux Etats-Unis dans les années 60 et plus récemment en Argentine, c'était, mardi soir, le thème retenu sous l'intitulé «Quartier populaire, espace de protestation». Denis Merklen, sociologue et professeur à l'université Paris-VII, a décrit l'émergence en Argentine à partir des années 80 de nouvelles classes populaires qui ont décroché du salariat, qui ont inventé de nouveaux modes d'action. «En Argentine, on a mis vingt ans à reconnaître du "politique" dans les actions de ces classes populaires comme l'occupation de terres agricoles, les barrages sur les routes.» Pour le sociologue, qui travaille de part et d'autre de l'Atlantique, la mobilisation de novembre en France «a réuni des actes politiques. Parfois, brûler des voitures relève du politique tout comme qualifier celui qui le fait de "délinquant" constitue un acte de disqualification politique». Denis Merklen écarte l'idée d'un «repli communautaire» dans la révolte des jeunes en novembre, mais évoque en revanche des messages directement adressés aux politiques. «Par le feu et la pierre, les classes populaires ont discuté, parlé à la télévision. Elles ont donné à voir en ce qu'elles sont des personnes politiques.»

Pap Ndiaye, historien des Etats-Unis, a rappelé que plus de 200 personnes avaient été tuées et plus de 7 000 autres blessées dans ce pays lors d'émeutes survenues entre 1964 et 1968. «On voit tout de suite la différence des niveaux de violences entre ce qui s'est passé aux Etats-Unis et en France, mais cela ne doit surtout pas nous empêcher de réfléchir sur les similitudes.» Ainsi, les conclusions des commissions nommées dans les années 60 par les autorités américaines pour plancher sur les émeutes trouvent une résonance aiguë dans le discours politique français actuel. Bien avant les «sauvageons» stigmatisés par Jean-Pierre Chevènement quand il était ministre de l'Intérieur, l'Amérique parlait de «sauvages juniors» et présentait les émeutiers comme des «éléments criminels vivant en marge du ghetto».

Réponse policière. «L'analyse de la pauvreté mettait déjà l'accent sur les familles monoparentales, les grossesses des mineures, explique Pap Ndiaye. Ce thème de la famille "anormale" est réapparu récemment en France avec le thème de la polygamie comme facteur de violences.» La première commission d'enquête sur les émeutes américaines préconisait «plus de policiers» et «une justice plus dure». Près de quarante ans avant Sarkozy.

(1) 105, bd Raspail, 75006 Paris. Accueil à 19 h 45 avec début des séances à 20 heures. Sauf samedi à 10 heures.

http://www.liberation.fr/page.php?Article=354192

09 janvier 2006

Penser "la crise des banlieues": que peuvent les sciences sociales

La présidente de l'EHESS organise une manifestation, qui après le premier moment de commentaire à chaud de l'événement, marque la volonté de l'EHESS de contribuer à établir une véritable circulation d'idées entre les acteurs sociaux et les chercheurs en sciences sociales. Un dialogue ouvert au plus large public. Elle a donc opté pour un cycle d'enseignements et de débats, annoncés sous le titre :

Penser la "crise de banlieues" : que peuvent les sciences sociales ?

Thèmes abordés :
- Une société inégalitaire
- Le quartier populaire, espace de protestation
- Le modèle républicain confronté aux discriminations
- Rupture du lien social : l'école à l'épreuve
- Crise des banlieues/crise française?
- La crise des banlieues comme problème pour les sciences sociales.
Je suis inscrit aux deux sessions signalées en "gras"

Cette manifestation se déroulera à Paris, tous les soirs (de 20h à 22h) de la semaine du 23 au 28 janvier 2006.

Cadrage problématique...

"L'émergence du "problème des banlieues" depuis une dizaine d'années apparaît d'abord comme un fait de langue. Dans la longue série des mots de la ville qui ont pour fonction de désigner les territoires de la stigmatisation sociale et d'énoncer un état de la "question urbaine", il s'agit d'une innovation. Il ne serait pas inutile de localiser les origines de cet usage dans l'espace social, d'examiner comment il est repris par certains locuteurs et contesté par d'autres, bref de l'analyser comme l'indice d'une (très vive) lutte de classement. D'autres termes, notons-le, sont en concurrence, dont l'histoire est toute autre: "cités" emprunte aux "cités ouvrières" de la fin du XIXe siècle, mais aussi au vocabulaire historisant d'un Marcel Poëte (qui a lu Fustel de Coulange) et, plus généralement, des urbanistes des années 1910 et 1920; "les quartiers", dans certaines villes françaises, dit autrement la même chose. Et comment parlera-t-on désormais des "banlieues résidentielles" vantées par les promoteurs immobiliers des années 1960 et 1970 ? Voilà un argument, peut-être, pour passer des excursions étymologiques sur un mot qui nous soucie à un travail plus méthodique sur les systèmes classificatoires inscrits dans le langage."


in LA VILLE A TRAVERS SES MOTS de Christian Topalov et Jean-Charles Depaule

20 décembre 2005

La dispersion des points de vue

Dans son livre « Zones », Jean Rolin part à l’a-venture de la banlieue en logeant dans des hôtels de différentes villes autour de Paris. Chaque jour, il décrit des scènes de la vie quotidienne, donne des impressions, tantôt sur un ton plutôt laconique, tantôt sur un ton plus passionné. L’auteur semble se fondre dans un tissu urbain qui resterait inextricable s’il ne livrait pas des noms qui, d’une manière incantatoire, invoquent des cités connues. Le mouvement de sa description, au rythme de son observation détaillée, fait advenir à la représentation du lecteur toute la vie quotidienne dans sa réalité immédiate. Proche de la chronique, son texte se construit au fil d’une continuité scénique dont l’éventualité de la fin n’a pas plus de sens que l’arbitraire de son commencement. Chaque situation surgit puis disparaît, chaque vision de la ville se veut conforme à une réalité qui advient, qui marque, qui capte et qui s’évanouit ensuite dans la nuit des temps. « Qu’est-ce qui peut conduire un homme sain d’esprit à descendre d’un autobus de la Petite Ceinture à hauteur de l’arrêt Pont-National ? »1 C’est à partir d’un jeu de la contingence et de la détermination que l’écrivain crée les conditions d’expectative de son regard. Cette mise à disposition rend possible la singularité de l’émergence des événements les plus anodins. Et la curiosité ne vient plus de l’énigme cultivée, recherchée comme ce qui n’est jamais donné à voir, mais de la réplication elle-même de la vie urbaine. La ville n’est plus le décor d’une multitude de scènes incongrues, elle offre sa propre existence morphologique dans la banalité rendue singulière de scènes quotidiennes qui n’auraient guère d’intérêt si elles n’étaient point l’objet du regard flâneur.

Est-ce dire que la banlieue, surtout quand elle est appelée « zone », devient territoire de l’informe ? Pour un Parisien du « ventre de Paris », tel que je suis, la sortie hors de l’enceinte que forme le périphérique demeure une épreuve. Il est plus aisé de prendre le train pour aller dans une autre ville. Tel est le stéréotype immuable de l’habitant du centre. Il ne s’agit pas d’une répulsion à l’égard du « banlieusard » mais d’une véritable incompréhension. Comment peut-on survivre dans un univers de tours ou de pavillons ? Il est indéniable que là-bas, il se passe de l’histoire, qu’il y a de la beauté, que la vie est pleine d’aventures. Tout cela n’existe qu’en conservant le point de vue d’un « ailleurs ». Par contre, l’écrivain de la banlieue, celui qui vit dans l’univers des cités, ne joue pas avec cette position d’un décentrement. Son écriture est liée à la singularité attachante du territoire lui-même, de ce qui se vit là, aux antipodes d’un quelconque centre historique.

Mais l’opposition traditionnelle entre le centre et la périphérie n’est plus aussi déterminante quand les mégapoles deviennent elles-mêmes de gigantesques banlieues. La « ville générique », telle qu’elle est décrite par Rem Koolhaas, serait ainsi la ville qui s’auto-reproduit sans état d’âme, sans le moindre souci d’une singularité qui lui serait propre, la ville qui naît et renaît en fonction des nécessités et des contingences, la ville qui génère de manière objective, pragmatique, sa propre morphologie. Ce serait aussi la ville qui crée son propre passé, sa propre histoire au fil du temps, sans se soucier des traces qui symboliseraient son devenir, en produisant les démolitions sans la moindre nostalgie. La ville auto et métamorphique. Point n’est alors besoin d’avoir un quelconque souci esthétique puisque les villes génériques, par leur similarité même, imposent leur propre configuration comme une esthétique sans critères, sans repères, délivrée de toute quête de singularité. La périphérie urbaine devient un modèle unique, territoire informe de tous les artéfacts possibles, y compris de ceux qui auront pour fonction de rappeler ce que pouvait être la cité d’autrefois.

La ville ne forme plus une totalité organique lorsque sa « densité propre » a éclaté. On pourrait prendre comme repère de cette rupture la manière dont a changé l’intérêt que suscite pour le regard l’entrée dans une ville. Le passage de la campagne à la ville est devenu plus brutal, à cause des innombrables bâtiments commerciaux construits dans les périphéries. Dans son livre La forme d’une ville, Julien Gracq écrit : « L’approche d’une ville a toujours été pour moi une occasion de vive attention aux changements progressifs du paysage qui l’annoncent. Je guette, spécialement si j’y parviens par le train, les premiers signes d’infiltration de la campagne par les digitations du noyau urbain, et, s’il s’agit d’une ville où j’aime vivre, il arrive que je les tienne pour le geste d’accueil que vous adresse de loin une main levée sur un seuil amical. »2 Une telle vision de l’entrée en ville correspond déjà à une autre époque parce qu’elle semble signifier toute la douceur et la lenteur de l’infiltration de la vie urbaine dans la campagne. La « densité propre » de la ville s’appréhende désormais à partir de son expansion périphérique qui tend à l’absorption du centre.

Le centre devient lui-même un artefact tellement il est bien conservé. Sa préservation monumentale en fait un symbole pétrifiant. Il n’est plus le lieu à partir duquel les banlieues se sont multipliées, il devient le bastion d’un passé révolu. C’est la périphérie elle-même qui fait du centre le lieu aveugle de l’agglomération. Comparable à un grand musée, le centre historique pourrait, dans les temps futurs, devenir le cimetière d’une cité disparue. Parfois, dans certaines banlieues, des tentatives de reconstitution patrimoniale du centre ont pour fonction de redonner une apparente homogénéité à un espace urbain trop indéterminé, en recréant de cette manière une image symbolique de la ville à partir de son passé dont il ne reste guère de traces. L’enjeu politique est-il de montrer aux habitants d’un territoire périphérique qu’ils peuvent eux aussi disposer d’un espace muséal en souvenir du passé historique de leur ville ? Le retour d’une représentation de la « banlieue » d’antan, réalisé à partir de quelques éléments plus ou moins monumentaux, est un artifice conventionnel pour la recomposition du « paysage urbain ». Face à la virulence de l’immédiateté de la vie quotidienne, face à la fébrilité des flux d’une population happée par l’attraction vertigineuse de la consommation, faut-il croire que seuls les sanctuaires patrimoniaux pourront, comme des paradis artificiels, restituer une singularité territoriale plus puissante que les effets morbides d’une nostalgie factice ?

Il existe des villes qui n’ont pas de centre. La plus célèbre du monde est Tokyo. Quand on dit que Tokyo représente le désordre urbain, on peut penser que l’agglomération s’est développée sans obéir à un plan d’urbanisme global. Tokyo est le paradis des architectes puisque les projets les plus hétéroclites ont pu y être réalisés. On sait aussi que l’ordre et le désordre ne font qu’un, et que le désordre tend presque naturellement vers une configuration de l’ordre. Pour l’étranger, la ville de Tokyo offre une multitude de signes et d’images dont la relative incompréhension stimule la perception. L’étranger est contraint, pour ne pas se perdre, de construire lui-même ses repères, d’organiser sa propre lecture de la ville tout en éprouvant un effet constant d’altérité radicale. La représentation des lieux advient toujours d’une manière fragmentaire, par la reconnaissance d’éléments visuels qui semblent définir une infime portion d’espace. Trouver l’endroit exact où l’on va consiste à repérer « ce qui est à côté ». On se déplace à la périphérie du lieu à rejoindre sans devoir penser que celui-ci est au centre. Ainsi, il n’y a pas, à proprement parler, de banlieue possible.

Certaines villes en France, de très anciennes cités, semblent avoir perdu leur centre. Ainsi en est-il de Saint-Dizier en Haute-Marne. A l’extrémité de la rue principale, l’entrée dans le Vert Bois (nom du territoire où furent construits, au lendemain de la guerre, de grands ensembles) est rendue solennelle par un porche gigantesque conçu au milieu d’une barre en arc de cercle qui indique « le passage à la périphérie ». Au centre de la place, une église gothique demeure presque inaccessible aux piétons à cause de la circulation giratoire des véhicules. Cette église gothique, qui fait partie de la ville, produit encore un effet de centre surréel. Elle aurait pu se trouver ceinturée par des immeubles et les véhicules auraient alors accédé à la place en passant sous plusieurs porches. L’effet de surélévation de la barre en arc de cercle est provoqué par un remblai qui, du même coup, produit la représentation d’un enfoncement de l’église dans la terre. Cette barre en arc de cercle, qui annonce l’entrée dans la périphérie du Vert Bois, demeure visible de loin, depuis la place de l’Hôtel de Ville, comme si l’idée même de périphérie ne faisait pas vraiment sens. Doit-on penser que la ville manque d’unité, de densité, parce qu’elle s’est étendue au-delà de ses remparts détruits ou qu’au contraire, une nouvelle unité existe parce qu’il n’y a ni centre ni périphérie ? L’homogénéité apparente de l’espace urbain peut tenir à cette surprenante interpénétration entre un centre qui n’en est pas un et une périphérie qui serait déjà presque au centre.

Dans les manières de percevoir la ville, le phénomène de décentrement des points de vue ne dépend pas exclusivement de la représentation d’un centre. L’ailleurs n’est pas identique à l’excentré, il demeure inhérent aux visions que provoquent les fragments de l’espace urbain. Tantôt le centre est nulle part ailleurs que là où l’on se trouve, tantôt il disparaît avec la perte des limites territoriales qu’entraîne l’aventure de la déambulation. On peut alors se demander si, dans un avenir proche, le centre transformé en sanctuaire patrimonial ne deviendra pas le chancre de la périphérie qui l’aura absorbé. Un chancre magnifié comme le symbole kitsch des cités d’antan.

Quand on parle des territoires sans nom, de ces « non-lieux », de ces agglomérations sans âme et sans identité, on commet l’erreur de penser que seule la ville traditionnelle, avec son passé, avec son histoire, serait en mesure d’offrir une puissance symbolique aux images parce que les signes distribués sont eux-mêmes déjà des symboles. La ville tentaculaire, celle qui semble s’éloigner de nos représentations usuelles de la cité – souvent consacrées par le mythe de l’agora grecque – se présente plus que jamais comme un territoire d’appropriation forcenée. On veut faire entrer les enfants désœuvrés des banlieues dans un cadre institutionnel qui les conduirait à leur intégration culturelle et politique, mais ces mêmes enfants savent jouir de leurs « terrains d’aventure », de ces espaces indéterminés où s’accumulent tant de déchets urbains. Encore trop obsédé par l’opposition « mentale » entre le centre et la périphérie, on accepte mal l’idée que cette puissance d’appropriation de la ville a déjà lieu dans la violence quotidienne de la vie périurbaine.

Le pouvoir politique exercé sur la ville s’est exprimé, depuis un certain temps déjà, grâce à une hystérie du logotype. L’enjeu le plus évident est d’imposer une image unificatrice de la ville elle-même sous la forme du symbole suprême. On dit d’ailleurs : « c’est la ville de… » en ajoutant soit le nom du maire, soit les référentiels culturels ou économiques qui devraient représenter le tout de la ville. Cette stratégie de communication permet d’animer une concurrence entre les villes en affichant le signe fédérateur d’une identité culturelle et politique. Cet usage du logotype s’accomplit dans un état d’esprit qui conforte l’ordre imposé par la signalétique. Il s’agit de faire fusionner le signal et le symbole ou de donner au symbole le pouvoir d’un signal capteur de l’ensemble des représentations possibles. La volonté manifeste est de produire une image de marque de la ville, comme si la ville n’avait pas la capacité de faire naître la singularité indéfinie des images qui lui sont propres. La caractéristique du logotype est de subsumer l’ensemble des images en rendant la ville représentable.

* Sociologue, chargé de recherche au CNRS (Laios) Paris.
(1) Jean Rolain, Zones, p. 69, Gallimard, Paris 1993.
(2) Julien Gracq, idem, p. 182.

19 décembre 2005

Mouvements urbains

"Moi ce qui me plaît chez les filles, c’est la banlieue" – Léo Ferré

La banlieue, donc la mise au ban. Les quartiers à problèmes. Les cités en difficultés. Voilà la vraie banlieue. A Neuilly, on ne vit pas en banlieue, tandis qu’à Sarcelles on y est en plein et des deux pieds. La périphérie peut avoir des attraits. Un certain lointain vous isole du tout venant : de ces centres trop bruyants où n’importe qui se mêle à n’importe qui. Etre en dehors du cercle peut avoir son charme : on vit à distance et surtout entre soi. Tandis que dans les banlieues, forcément à problèmes, les gens vivent sous pression : ils n’y sont plus qu’entre eux. On y est les uns sur les autres, entassés, et relégués. La vraie banlieue, c’est les endroits où l’on n’a pas à aller sauf si on y habite. Pas d’attractions dans ces coins-là. Pas de traversées non plus. Les bus y trouvent éventuellement leur terminus. Et les gosses se parlent sur la chaussée sans être dérangés. Les voitures des gens d’ailleurs passent peu. Il faut qu’un type se soit perdu pour venir y faire un demi-tour. Oui, mais il faut se méfier des images qui circulent sur la banlieue et qui font croire qu’elle ne serait rien d’autre que celles qu’on en fabrique : un monde paumé et retardataire, une zone de sous-développement, un accroc dans la nappe urbaine. Autrefois, l’idée de la guinguette, un air d’accordéon, un bord de l’eau et du vin blanc, donnaient à penser que la banlieue pouvait avoir ses charmes. Au-jourd’hui, avec ses survêtements Lacoste, ses Nike aux pieds et son break – d’autres clichés –, la jeunesse défavorisée n’aurait même plus l’élégance des figurants subalternes des vieux films. « Tout fout le camp » : la banlieue n’est même plus populaire. Elle devient « la » violence.

Des morceaux de territoire tout en dérive… Parfois, on se rassure quand même : il n’y a pas que du mauvais dans ces cités-poubelles. A la télévision, le jeune Mohamed est venu dire des choses très sensées, avec un sourire très sympathique… Consternation angoissée ou condescendance. Ou les deux. Ainsi peut-on, très « chrétiennement », comparer l’exclu de la modernité et le miséreux des pays surexploités. Mmmm ? Mais il n’est pas certain que la ville, dont les rues piétonnières font partout passer devant les mêmes marques de vêtements et de chaussures, donne plus de cohérence à nos habitats. Il n’est pas certain que la façade rénovée, que la statue restaurée de St Machin ou que l’éclairage artistique fournissent plus de lien ou de liant aux interactions urbaines. Il n’est pas sûr que notre habitation doive s’organiser comme on est censé ranger son petit intérieur. La ville, c’est d’abord de l’extériorité. Et ce que le monde urbain fait arriver dans le modèle obsolète de la ville-village, c’est une tout autre aventure que celle de la centralité comme ordre et comme logique. La planification réactionnaire voudrait figer le décor, alors que le monde urbain, comme la vie même, est mouvement : métissage et imprévisibilité1.

L’analyse que faisait Louis-Vincent Thomas, dans des récits de science-fiction, de la violence meurtrière dans (et de) la ville (les deux formes étant, bien entendu, liées) rompt avec l’idée d’un monde ordonné, rationnel, « bâti » pour le bien et le bonheur de tous. Quelles que soient les formes de la destruction – que la ville tue ou se tue, qu’elle emprisonne, dévore, s’auto-dévore ou qu’elle semble se programmer pour annihiler tout effort constructif – la ville apparaît comme une force entêtante, grisante, séductrice et mortifère2. Ce sont des personnages urbains qui incarnent l’omnipotence d’un système qui tue. Mais la ville peut aussi se personnifier. Elle devient entité autonome, capable d’agir sur elle-même et ceux qui vivent « en elle ». Ogresse et robotique, elle diffuse sa programmation cannibalique, incestueuse et meurtrière. Dans ces récits, la ville n’est plus rien d’autre que la société elle-même, et c’est bien cette coïncidence qui signe sa folie.

A force de vouloir fabriquer la continuité idéale de soi avec soi et de soi avec le monde par la médiation d’une ville qui serait déjà l’individu et le monde, c’est la disjonction qui opère. L’individu disjoncté est moins soumis à l’emprise d’une définition que « délivré » de tout travail d’élaboration symbolique de ce qui le lie à lui-même et à autrui.

Il devient ce qu’il est dans le projet de sa propre coïncidence à lui-même et de son adhésion au monde qui l’englobe. La « délivrance » de toute division et la production du confort de vivre conduisent à la survie la plus absurde de l’être « désolé » (Hanna Arendt). Le pouvoir, peut-on dire, disparaît du champ de vision : il est ailleurs, replié, à distance et donc il n’est plus question d’une mise en scène charismatique de la domination. Mais aussi il est partout en ce qu’il habite l’existence la plus déréglée. Il serait insuffisant de dire que la vie est « déshumanisée » : c’est la vie elle-même qui disparaît. Elle n’est plus qu’une survie, un attachement au monde ou à ce qui reste de lui. L’individu survit biologiquement, mais sous dépendance d’un monde qui le « conserve » avec indifférence.

Michel de Certeau3 montrait que la volonté planificatrice, ignorante des corps marchant et des espaces pratiqués, produit une vision surhumaine – le monde se voit de loin, en sa petitesse et ses façons microbiennes. Elle isole du fracas urbain, des coude à coude et des corps à corps. A l’érotique des passages et des regards, elle substitue la hauteur de vue, générant une excitation typique : celle de qui « se voit voir »4, à la fois pris par ce qui se démontre et dédoublé de son propre corps. Cet envol, cette manière de s’envoyer en l’air, cette jouissance sans caresses ni cris, disent le destin d’un monde où le corps de la femme et de l’homme ne vaut plus comme écart et altérité, mais comme l’équipement naturel d’une ville qui à la fois s’incorpore et qui décorpore. On peut alors s’interroger sur la volonté d’humaniser la ville, de retrouver des « échelles humaines » luttant contre le développement incontrôlé d’un monde urbain qui menacerait nos repères. D’une part, une telle « lutte » ne combat en rien la logique économique qui génère la mise au ban. D’autre part, elle attaque l’imprévisibilité qui accompagne, avec leurs contradictions et leurs conflits, la ville vécue, les pratiques de l’urbain. A l’unification s’oppose l’instable, comme au régime de l’identité s’oppose l’altérité de soi. Plus qu’à la diversité, la ville concrète met aux prises avec l’inconnu. Non pas un inconnu extérieur, mais celui qui relève de cette extériorité déjà présente dans le quotidien en apparence le moins inquiétant.

Les récits de science-fiction disent l’omnipotence d’un système qui exploite et qui tue ; ils montrent la réduction de l’être à l’insignifiant ou au déchet ; ils révèlent encore un appétit trouble : celui de vivre la déréliction comme l’occasion d’une perte plus souhaitable qu’insécurisante. La ville inhumaine est le produit d’un système hyper-rationnel où la verticalité, la bureaucratie et la pollution manipulent les corps, annihilent le désir, astreignent à la « dystopie »5. Mais si la critique est menée d’un rationalisme planificateur qui étouffe la vie, c’est aussi le danger même de cet étouffement qui ouvre sur d’autres perspectives que celles de la survie absurde ou de la mort. A propos des flots et des flux urbains, Alain Médam écrit qu’on peut être « Dessaisi de soi tant on est saisi par cette grande étrangeté submergeante, tourmentante. » Et il ajoute : « Alors, tant qu’à s’enfoncer, on tente de se rendre vers le foyer des villes, là où les concentrations sont les plus fortes, les pressions les plus violentes. Vers leurs creusets fiévreux. Et ce que l’on cherche alors, semble-t-il, se brûlant, c’est moins l’autre dans la ville, que celle-ci comme altérité ; comme énigmatique inconnue. »6.

Si la science-fiction nous éclaire, c’est sans doute sur la production d’une humanité enclose, sans rapport à l’extériorité. Thomas le précise : « l’habitant de la ville close ne se définit que comme objet incorporé aux structures de la ville et non comme sujet confronté avec le monde. »7. Telle serait la « banlieusardisation » sinistre de la société dite « moderne ». Mais si la science-fiction peut aussi nous plaire, c’est parce qu’elle redonne acte, en montrant l’écrasement même de la subjectivité, à l’écart qui l’oblige et à l’extériorité avec laquelle nos parcours nous conduisent à jouer. Le dédoublement catastrophique dont parlent des récits « pessimistes » ne saurait occulter la pratique d’un décalage qui n’est pas ce problème à quoi il faudrait porter remède. Dans les parcours ordinaires qui ne sont pas que promenades d’après sieste de l’être autosatisfait se jouent des déplacements. Voilà l’autre face d’une banlieue qui n’est pas celle des relégués, mais la dimension même du monde urbain. Ambigu, capable du meilleur comme du pire, il est ce monde d’images, d’inquiétudes, de rencontres, d’attirances et de repoussements, de visions et de mouvements que nous avons à vivre. Que nous avons à faire.

* Sociologue, auteur de nombreux ouvrages dont La Pornographie et ses images (Ed. Press-Pocket, 2001) et Le Deuil impossible (Ed. Eshel, 2001, en collaboration avec Henri-Pierre Jeudy).
(1) Voir Alain Médam Labyrinthe des rencontres, Québec, Fidès, 2002, p. 74.
(2) Louis-Vincent Thomas Civilisation et divagations, Paris, Payot, 1979.
(3) Voir Michel de Certeau L’Invention du quotidien, Paris, UGE, 1980, p. 172-173.
(4) Je renvoie à mon ouvrage La Pornographie et ses images, Paris, Press-Pocket, 2001, p. 218.(5) Voir Louis-Vincent Thomas Anthropologie des obsessions, Paris, L’Harmattan, 1988, p. 35, note 11 : « Le topique, c’est ici la désignation de ce qui est à sa place ; l’utopique, ce qui n’existe nulle part, n’a pas de lieu ; le dystopique, ce qui n’est plus à sa place. »
(6) Alain Médam, op. cit., p. 50.(7) Louis-Vincent Thomas, Civilisation et divagations, op. cit., p. 225.