28 novembre 2005

Chaos urbain: le besoin d'école

Rebonds
Contre les jeunes immatures qui brûlent des voitures, les idéologies victimistes sont vaines. Chaos urbain: le besoin d'école
Par Sophie ERNST, lundi 28 novembre 2005

Sophie Ernst philosophe et chargée d'étude à l'Institut national de recherche pédagogique.
Les enquêtes réalisées sur les violences urbaines par toutes sortes d'institutions ayant à en connaître (justice, police, école, travail social...) ont mis en évidence avant tout la dimension sociale et globale : banlieues enclavées, pluriethnicité, grande pauvreté, familles nombreuses, chômage, échec scolaire. Il est hors de doute que ces facteurs touchant globalement une population sinistrée sont essentiels. Cela étant, en rester à une description ne nous donne aucune prise pour comprendre les passages à l'acte ni pour y remédier, car il manque les articulations fines ­ il n'y a que depuis les lieux du pouvoir que les pauvres sont une masse indistincte sans différences individuelles dans les conduites, les valeurs et les aspirations. La télévision s'est faite, tout particulièrement, l'écho de cette vision où la compassion la plus convenue le dispute à la fascination pour le spectacle. C'est ainsi qu'un sociologue nous a doctement expliqué pourquoi l'on brûle les voitures : parce qu'on n'en a pas. Normal, quoi. Mais peut-on en rester là ? L'insistance sur la grande pauvreté et le chômage, comme causes déterminantes et automatiques des violences éveille immédiatement un réflexe offensé de toutes les catégories sociales pauvres ou qui ont grandi dans un milieu pauvre, qui ont le sentiment d'avoir subi avec dignité des situations au moins aussi difficiles : nous n'avions rien, nous non plus, et nous n'avons jamais tout cassé ­ et certainement pas mis le feu aux autobus, attaqué les pompiers, et détruit les écoles !
C'est une petite partie des jeunes qui passent à l'acte et pas n'importe lesquels : les études révèlent des êtres qui sont bien moins intrinsèquement violents que perturbés et gravement immatures, au sens où ils n'ont pas intégré des apprentissages minimaux de maîtrise de l'émotivité, de l'impulsivité et ne sont pas à même de se poser comme sujets si peu que ce soit autonomes (cette analyse concerne le gros des troupes, non pas les meneurs, dont le profil est sensiblement différent). Le trop court circuit de l'explication par le chômage et les discriminations occulte une difficulté majeure qu'il faudra bien surmonter ­ ces jeunes qui basculent dans des comportements anomiques, souvent autodestructeurs, parfois délinquants, sont difficilement employables, à peu près pour les mêmes raisons qui les rendaient difficilement scolarisables... On est en deçà même de la disponibilité à l'apprentissage, si celui-ci n'est pas soigneusement soutenu par un dispositif de soutien très attentif. Rares parmi les enseignants, parmi les employeurs sont ceux qui sont préparés à gérer des conduites aussi imprévisibles et réactives.
On a affaire à des individus dont la subjectivité est en grave souffrance, notamment du point de vue de la liaison du temps vécu : enfermement dans le présent, difficulté à réaliser les conséquences d'un acte, encore plus à l'anticiper, chaîne temporelle dangereusement hachée, difficulté à se mettre en pensée à la place d'autrui. Toute situation est structurée de façon binaire, dans la dépréciation stéréotypée des «autres» : territoire ­ étranger au territoire, eux-nous, gagnant-perdant, fort-faible...
Le tableau nous présente en creux les finalités des apprentissages premiers de l'école. Toute prévention devrait d'abord concentrer ses efforts dans l'encadrement éducatif de proximité, dans les établissements scolaires et dans le soutien aux familles, car il est probable que ces ratages éducatifs viennent en partie de déstructurations familiales, dont les causes sont diverses et complexes, jamais réductibles à un seul facteur (et certainement pas à l'islam). Durement touchées sont les familles issues de mondes traditionnels eux-mêmes ébranlés, qui sont le plus désaccordées à une société postmoderne qui les déstructure à bien des égards. Les diffractions symboliques produisent ici du chaos, où il n'y a pas tant une «perte de repères» qu'une pléthore d'injonctions contradictoires et désarticulées, dans une immense confusion.
La différence avec les années 90 est que certaines idéologies ont été abondamment diffusées par des groupes associatifs et politiques, et ont donné lieu à des versions Internet très violentes. Notamment toutes sortes de discours qui héroïsent et justifient les actions violentes en leur fournissant une explication stéréotypée jouant de l'inversion de culpabilité. Ce sont ces discours manichéens qui vont fournir une cohérence et une identité en liant des éléments chaotiques et en leur donnant une apparence de sens. Ainsi, à cette immaturité subjective se superpose une posture d'ex-colonisé, indigène de la République, victime du néocolonialisme républicain, descendant d'esclave, victime du racisme et des discriminations, condamné au chômage ou au rejet sur le seul critère de son appartenance ethnique. Ces idéologies sont d'autant plus propagées et facilement intégrées qu'elles reposent sur une base de vérité, importante à reconnaître et à faire connaître, et que du coup, elles touchent une corde sensible dans l'opinion. C'est le propre de l'idéologie, d'être non pas un mensonge ou une erreur, mais une vision tronquée de la réalité. Lorsque le débat se situe entre intellectuels, pas de gros problème, quelque polémiques et anachroniques que puissent être les dénonciations... Mais la vulgarisation démagogique et venimeuse des mêmes débats a des effets désastreux sur une jeunesse déjantée, qui, faute de pouvoir élaborer une subjectivité cohérente et réaliste, se précipite sur un discours qui lui donne non pas une consistance, mais une posture.
Ces idéologies victimistes et vindicatives donnent une illusion de subjectivité, parce qu'elles permettent de dire quelque chose à la télé. Puis l'on reçoit de son image télévisuelle la garantie que l'on est bien ce qu'elle montre, dans un bouclage sans fin et cela bloque les évolutions nécessaires. Il faut mesurer la détresse et le sentiment de chaos qui sous-tendent une telle posture de «dépendance agressive», pour comprendre que le chemin de construction de personnalités plus structurées sera bien ardu.
En tout état de cause, ce n'est pas le colmatage des subjectivités immatures par les idéologies vindicatives qui permettra ce chemin. Tout au contraire, en déréalisant la vision de soi et du monde, elles entretiennent des erreurs graves d'adaptation. Une politique de remédiation demande de la persévérance et de la cohérence, et impose de distinguer les problèmes pour apporter des réponses ciblées, finement ajustées et coordonnées. Toutes choses dont s'accommodent mal les dénonciations massives, qui s'enivrent de leur propre intransigeance impatiente et exaspérée. Je doute qu'elles aident à repenser les dispositifs d'accompagnement, déjà tellement mis à mal par les politiques de court terme.
Mais qui sait, le temps est peut-être venu pour les dénonciateurs eux aussi d'accéder à plus de maturité ?
http://www.liberation.fr/page.php?Article=340860